La femme oignon
Je suis un oignon ou plutôt le coeur d'un oignon entouré de couches et de couches de murailles pour me protéger de ce que ça ferait de montrer mon coeur tout mou. Mais depuis l'année dernière la vie me fait enlever des couches et des couches. Et ça fait plutôt flipper. Et ça fait du bien. Parce que se présenter devant les autres avec toutes ces couches c'est plutôt lourd à porter. Et ça étouffe ma voix. Ma vraie voix. Comme si quand je parlais toutes ces couches formaient un filtre et que ce qui sortait de moi n'était plus vraiment moi. Et je n'en peux plus de m'écouter parler et que ça sonne faux. Quand je parle, je fais comme si je gérais. Comme si j'étais un oignon bien dans sa peau. Comme si j'avais quelque chose à prouver. Comme si dire que ça ne va pas allait peser un poids trop lourd sur ceux qui m'écoutent. alors j'étouffe tout. Et à l'intérieur ça bout et c'est contracté et c'est triste. Et pendant longtemps je me suis interdit de dire tout ça mais aujourd'hui ne pas le dire n'est plus une option.
Je suis un oignon qui est en train d'enlever toutes ses couches et ça fait bizarre de vivre à nue comme ça, à fleur de peau, à vif. C'est ce que j'ai évité depuis que je suis petite. Parce que vivre à vif dans une famille de gros oignons bien rigides ça fait plutôt mal. Et aujourd'hui je suis à nue et c'est comme si toutes les émotions que j'avais enfouies au fond de moi depuis des années remontaient à la surface. comme si mon corps s'était dit : "Hop, c'est le moment, j'ouvre tout". Et à la fois ça me fait peur et à la fois ça me fait du bien parce que ressentir tout ça même si c'est désagréable souvent ça me fait me sentir vivante. Parce que j'ai longtemps gardé tout ça bien anesthésié au fond de moi. Et ressentir tout ça me fait me tourner vers ce que j'aime au plus profond de moi : créer. Créer à partir de celle que je suis. Créer à partir de ce que je vis.

Illustration par Paulina Choleva
Je suis en train d'enlever mes peaux d'oignon et de me rendre compte à quel point je n'ai pas vécu dans mon corps pendant longtemps. Parce que pendant longtemps mon objectif était : réussir en performant à l'école et dans le monde du travail. Et quand je poursuis cet objectif mon corps n'existe plus. Il hurle ? Je le ferai taire par tous les moyens. Il me dit de me reposer ? Mais si je me repose qui va produire pour moi ? Tais-toi ! J'ai dit à mon corps de se taire toute ma vie. Toute ma vie, je l'ai organisée autour de cette réussite qui n'était pas négociable.
Réussir, avoir un statut social, toute ma vie était organisée autour de ça. Et j'ai travaillé comme une acharnée pour tout avoir et j'ai été stressée et malheureuse comme les pierres. Jusqu'au jour où j'ai lâché le CDI et le bon salaire. Mais j'ai continué à fonctionner comme avant : produire des efforts, me contorsionner pour répondre aux attentes des autres.
Aujourd'hui, je n'y arrive plus. Mon corps hurle et je l'écoute parce que sans mes couches sa voix est plus vibrante, plus forte. Mon coeur s'ouvre et me dit : tu n'as pas besoin de faire, faire, faire, tu as juste besoin d'être pleinement toi. Cette femme si sensible qui, quand elle s'ouvre à l'autre lui permet de mieux se voir, de libérer tout ce qu'il ne voyait pas.
Juste être moi !
Sans me cacher, sans avoir honte, sans me taire.
Moi.
Muriel Dudt